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Auteurs et illustrateurs répondent à nos questions autour de leur dernier livre. Découvrez leurs livres de chevet, leurs conseils de lectures, et plongez dans les coulisses de leur travail.

Entretien avec...

La librairie Meura est la plus vieille librairie indépendante de Lille. Spécialisée en littérature et en sciences humaines, elle a été fondée en 1946. Lilya Aït Menguellet a repris la librairie avec son associée en mai 2009. Depuis novembre 2018, la librairie organise un atelier d’écriture qui accueille une douzaine de personnes en visioconférence et, parfois, en présentiel. Il est animé depuis le début par l’écrivain Roberto Ferrucci. 

 

La Machine à écrire

Entre cinq et dix têtes s'affichent sur l’écran. La même scène se répète pendant deux heures chaque dimanche depuis le 29 mars 2020, depuis que l’atelier d’écriture de la librairie a pris une forme dématérialisée. Un atelier né de l’idée qu’écrire est plus une question de travail que de talent ou d’intuition. 

Un écrivain est un artisan, qui connaît les techniques tout en sachant pertinemment que sa connaissance théorique se heurtera à la réalité de la matière première. Certains peuvent se rassurer en suivant les recettes décrites étapes par étapes par les manuels ou les masterclass

Pas sûre que nous aurions le plaisir d’écouter Cécile nous raconter sa maison-palimpseste si elle avait suivi ces méthodes stéréotypées. Elle qui a commencé à nous charmer à coup de récits en trois lignes. On n’apprend pas à écrire. On écrit et on se lance dans une longue course émaillée d’obstacles qu’il faut franchir les uns après les autres.

 

Rien de tel pour lever les difficultés que la lecture d’autres artisans, d’écrivains chevronnés. Lire Milan Kundera si on se demande ce qu’est un roman européen. Ou Annie Ernaux, la transfuge de classes, pour comprendre comment les mots sont ses outils pour parler d’un monde ouvrier qu’elle connaît bien et dont elle ne fait plus partie. Patrick Deville est passionnant pour découvrir ce qu’est un roman sans fiction et pour arriver à mêler les temps et les espaces. On pourrait multiplier ainsi les références, du Journal de l’écrivain de Virginia Woolf au Diable par la queue de Paul Auster, en passant par l’inévitable L’Urgence et la patience de Jean-Philippe Toussaint. L’expérience des autres est autrement plus enrichissante que la consultation systématique d’ouvrages théoriques.

Aujourd’hui, C’est Marie-Dominique qui ouvre le bal des lectures commentées, avec trois pages où, enfin, son grand-père est dans les tranchées. Elle nous prévient qu’elle n’est pas à l’aise : elle n’arrive pas à écrire le combat et puis, à quoi bon, il y a tant de belles pages. Mathilde est toujours la première à prendre la parole. Elle a adoré le détail des pieds douloureux et n’a pas été gênée par l’absence de scènes de bataille détaillées. Elle enchaîne avec ses souvenirs de lecture sur le sujet. David embraye, enthousiasmé par certaines phrases qui lui rappellent d’autres auteurs dont il conseille la lecture. Parce qu’un écrivain, c’est également un lecteur. Il est inconcevable d’imaginer écrire si on n’aime pas lire. Pour former sa plume ou pour créer sa famille littéraire, il existe quantité de raisons de lire. Italo Calvino ou Julien Gracq sont deux parmi de très nombreux auteurs qui dévoilent leurs lectures. 

 

Au fil des semaines, amener chacun à trouver sa voix, en partant des difficultés réelles rencontrées par les ateliéristes, comme les appelle Roberto Ferrucci, à qui j’ai confié l’atelier créé à la librairie il y a quatre ans. Il est lui-même une illustration parfaite du paradoxe de l’écrivain : seul devant sa page mais accompagné par ses maîtres et amis. Dans Ces histoires qui arrivent, sous couvert de nous raconter le plus européen des écrivains italiens, Antonio Tabucchi, Roberto Ferrucci nous raconte la manière dont cette amitié littéraire et plus l’a portée dans son écriture. De la même façon, il est passionnant de lire le portrait que Jean Echenoz fait de son éditeur, Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit. Un chemin original pour en apprendre beaucoup sur le monde de l’édition et sur la relation particulière qui relie un écrivain à celui qui va l’aider à faire vivre son texte.

 

S’il ne fallait conseiller qu’un seul titre, j’inciterais l’apprenti-écrivain ou l’autrice-en-devenir à se jeter sur le dernier livre de Jean-Philippe Toussaint, C’est vous l’écrivain (éditions Le Robert). Loin d’être une méthode désincarnée et théorique, l’auteur réussit avec brio la synthèse de tous les types de livres qu’on peut et doit lire pour écrire. Une expérience personnelle, avec ses faits d’armes et ses difficultés, des conseils de lecture, une plongée dans la vie d’écrivain. Le tout dans la langue si caractéristique de l’auteur. Même dans un livre prétendument pratique, on peut travailler son écriture !

 

Entretien réalisé par Maya Albert, Leslibraires.fr