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Entretien avec...

Jean-Marie Saint-Lu est l’auteur de plus d’une centaine de traductions. Grand « passeur » d’auteurs espagnols et latino-américains (Alfredo Bryce-Echenique, Juan Marsé, Antonio Munoz Molina, Elsa Osorio, Eduardo Berti, Fernando Vallejo, Vilma Fuentes, Jordi Soler…). Agrégé d’espagnol, il a enseigné la littérature latino-américaine aux universités de Paris X-Nanterre, puis de Toulouse le Mirail.

Jean-Marie Saint-Lu a reçu, avec Robert Amutio, le prix Bernard Hoepffner 2020, pour la traduction des Œuvres complètes de Roberto Bolaño.

 

Vous êtes traducteur de l’espagnol, de Juan Marsé notamment, dont un très beau roman vient de paraître à titre posthume. Votre métier est assez peu médiatisé, malgré le fait que votre rôle soit essentiel dans la découverte d'œuvres rédigées en langues étrangères. Considérez-vous votre métier comme un travail de passeur ? 

 

C’est ainsi qu’on le qualifie généralement, pourquoi pas ? L’étymologie de « traduire », admise aujourd’hui malgré une erreur de sens, semble le justifier.

 

Juan Marsé, que vous traduisez depuis une trentaine d’années, a situé la quasi-totalité de ses écrits à Barcelone, dans le quartier de Guinardo et a été très marqué par la période liée au franquisme. Au-delà bien entendu de la connaissance linguistique, n’y a t’il pas (ou n’y a t’il pas eu à un moment) des difficultés à appréhender le contexte géographique ou culturel, dans votre travail de traducteur ? 

 

Il se trouve qu’avant d’être traducteur, j’ai été (et jusqu’à ma retraite) enseignant d’espagnol à l’université. J’étais donc en terrain connu, et disposais d’ouvrages de référence. C’est pourquoi je n’ai pas rencontré de grosses difficultés dans ce domaine. Et j’ajoute qu’en ce qui concerne le quartier du Guinardo, en particulier (et comme sur bien d’autres choses), j’ai pu consulter Juan Marsé chaque fois que j’en ai eu besoin.

 

Pourriez-vous nous présenter Juan Marsé, dont l'oeuvre montre un attachement viscéral à la ville de Barcelone et à ses bas-fonds, et en particulier aux « petites gens » ?

 

Il y aurait tant à dire… Il faut se souvenir que Marsé était issu du « peuple », enfant adopté de surcroît, et qu'avant d’écrire il avait travaillé comme apprenti dans une joaillerie. Raison pour laquelle l’intelligentsia littéraire de Barcelone en a fait, du moins au début, un exemple d’écrivain « du peuple ». Ce qui le faisait bien rire… Cela dit, il est bien certain que l’une des grandes caractéristiques de son œuvre est, précisément, sa compassion et son empathie pour les « petites gens », manifestes dans son dernier roman comme dans toute son œuvre. Il est d’ailleurs resté toute sa vie, même au sommet de sa renommée - qu’il regardait toujours avec un peu d’ironie -, d’une simplicité remarquable.

 

Avez-vous eu des difficultés particulières à traduire Heureuses nouvelles sur avions en papier, en sachant que c’était le dernier restant à traduire ? Un manque peut-être de ne plus retrouver les « aventis » * de Juan Marsé ?

 

Pas plus que pour ses autres romans, sauf que cette fois il n’était plus là pour répondre à mes éventuelles questions. Une difficulté pour traduire le titre : on aurait tendance à dire « heureuses nouvelles PAR avions en papier », en accord avec les usages de la poste aérienne, mais c’est bien « SUR » qu’il faut lire, en accord avec le contexte. Tant pis pour la Poste.

Comment se passe précisément votre travail, entre le moment où vous avez signé le contrat avec un éditeur jusqu’à l’achèvement du texte ? Avez-vous parfois des échanges avec l’auteur de l'œuvre en cours de traduction ?

 

Depuis mes débuts, je travaille de la même façon, avec un objectif « incontournable », comme on dit, à savoir remettre ma copie à l’heure indiquée par le contrat. Je traduis « au kilomètre », sans me relire, jusqu’à la dernière page. Pendant cette étape, je note les points qui me posent difficulté, et à la fin je soumets ceux qui n’ont pas été résolus par la suite du livre à l’auteur - quand il est vivant -. Je précise que j’ai toujours eu d’excellents rapports avec « mes » auteurs, dont plusieurs sont devenus de vrai amis. C’est le cas de Juan Marsé, bien sûr, dont j’ai une belle collection de lettres, car il ne s’est mis que sur le tard à l’ordinateur. Puis j’imprime ma traduction et c’est là que commence le « vrai »  travail, sur papier, en comparant mot à mot version original et traduction. Puis, après avoir laissé reposer la pâte aussi longtemps que j’en ressens le besoin, je fais une dernière lecture (avant les épreuves), avant l'envoi à l’éditeur. J’ajoute que l’indispensable respect de la date de remise oblige à un travail dont les étapes sont programmées.

 

A l’heure où l’intelligence artificielle semble se développer de manière exponentielle, avez-vous des craintes pour l’avenir des traducteurs, et pour la qualité des textes traduits ? 

 

Hum… je crains bien que ce problème ne se pose, en effet… mais c’est une crainte toute rhétorique : de même que Google n’a jamais réussi à remplacer les traducteurs, l'intelligence artificielle ne me semble pas assez intelligente, pour y arriver. Et je suis convaincu que mes jeunes confrères ne se laisseront pas faire.

 

Quels livres, que vous avez traduit ou non, conseilleriez-vous à un lecteur pour découvrir la littérature hispanophone ?

 

Hou là la ! Vaste question ! Je pourrais répondre Don Quichotte, bien sûr, mais pour la littérature contemporaine, plus abordable pour une premier contact, le choix est grand. Je conseillerais les romans de Manuel Vásquez Montalbán, d’Antonio Muñoz Molina ou, plus récents, Arturo Pérez Reverte et Carlos Ruiz Zafón, ou, pour citer quelques-uns de « mes » auteurs,  de Ricardo Menéndez Salmón ou Pablo Martín Sánchez (en particulier L’Anarchiste qui s’appelait comme moi, La Contre Allée-Zulma). Mais pour répondre plus précisément à votre question, je citerais Teresa l’après-midi, de Juan Marsé, chez Christian Bourgois. Pas parce que je l’ai traduit, mais parce que selon moi, et mon avis est largement partagé, c’est un des meilleurs romans espagnols contemporains. Je m'en tiens aux romanciers espagnols, mais bien sûr il y a tous les hispano-américains.

 

*Inventer des « aventis » consiste à raconter des histoires en s'inspirant de la réalité et en les déformant.