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Auteurs et illustrateurs répondent à nos questions autour de leur dernier livre. Découvrez leurs livres de chevet, leurs conseils de lectures, et plongez dans les coulisses de leur travail.

Entretien avec...

Chacun de vos livres est un objet à part, ne ressemblant à aucun autre : vous avez remis au goût du jour les livres cartonnés et reliés. Comment faites-vous pour renouveler ainsi en permanence votre approche de l’objet et de l’œuvre ? Est-ce le texte qui vous inspire un type de reliure/d’illustration ?

 

D.B - Disons que sans être à la recherche permanente d’innovation et renouvellement, j’ai souvent envie de produire des choses qui sortent un peu de l’ordinaire. Et dans tous les secteurs, je vois beaucoup de choses très réussies, non seulement en beaux livres ou en jeunesse mais aussi dans les cosmétiques, l’alimentaire, les jeux, l’habillement ; alors j’accumule des idées plus ou moins faisables, plus ou moins farfelues, plus ou moins stupides – le fait de sortir de l’univers de fabrication des livres est une vraie source pour renouveler sa façon de penser et d’éditer – ; et quand je commence à travailler sur les œuvres à venir, je puise dans cette réserve d’inspiration ce qui pourrait non seulement être en adéquation avec ce que je pense qu’est le roman mais qui pourrait le valoriser, lui donner une teinte avant même que le lecteur ne le commence et ainsi en faire une œuvre complète, évidente, sensuelle et esthétique (mais parfois ça ne marche pas, qu’on soit bien d’accord).

 

Vous avez eu jusqu’à présent une approche très artisanale de votre travail. Vous vous êtes pourtant récemment lancé un défi incroyable : publier une saga sur le modèle des « paperback originals » 1. Vous alliez, avec ce projet, à la fois un tirage très important et le travail artistique et artisanal liés aux superbes couvertures.

 

D.B - Alors, même si j’ai une approche artisanale de mon métier, que ce soit dans le travail sur le texte, l’objet, l’économie, la communication, les moyens que je déploie, eux, ne le sont pas, car j’entends être capable de trouver à l’œuvre que j’ai la chance d’éditer un nombre de lecteurs suffisant pour la faire exister. De fait, ces “moyens” ont toujours tendu vers de gros tirages et le travail avec des imprimeries capables d’assurer des fabrications importantes. Donc, finalement, ça ne me change pas trop. Le défi de Blackwater s’est plutôt trouvé dans l’articulation de l’art, de l’artisanat et de l’industriel, non pas pour en gommer l’un des aspects au profit des autres, mais plutôt pour tous les valoriser, tous leur donner du sens, tous les impliquer. De part la logique du projet – 6 livres pour le lecteur –, le prix final devait être minime; mais de part, l’intention – 6 livres capables de déclencher un désir, de se renouveler –, le prix global allait être très élevé. La seule solution était une échelle capable de concilier les deux. Il y a donc eu différentes phases les unes après les autres, essayant toutes d’anticiper les déperditions et les risques de la suivante. 

 

Comment avez-vous eu l’idée de publier Blackwater ? Est-ce de relever le défi de l’inédit en poche ? L’idée de faire renaître en France la tradition du feuilleton ?

 

D.B - Tout d'abord parce que Blackwater est un excellent moment de lecture, c'est un grand roman populaire teinté de fantastique, ou plutôt de surnaturel, il contient tous les ingrédients pour rendre la lecture très addictive. Il n'avait jamais été traduit jusque-là, et l'auteur, Michael McDowell, est totalement inconnu, même s’il est à l’origine de Beetlejuice réalisé par Tim Burton. Et au départ, j'étais parti pour faire un gros livre de 1200 pages mais au fur et à mesure de l'avancée de la traduction, et de ce que je découvrais de Michael McDowell, qui était un homme de l'ombre, un écrivain humble qui parfois même se masquait derrière des pseudonymes, c'était un auteur industrieux et diligent mais qui avait aussi une vraie théorie de l'écriture, une assise littéraire. Il écrivait pour donner du plaisir aux lecteurs, mais était capable de construire ses romans sur des bases philosophies assez riches. Donc, à un moment donné du processus éditorial, de ma découverte en français du texte, de mon travail sur l'auteur, il est apparu comme une évidence de publier ce livre sous forme de feuilleton. Tel que Michael McDowell le désirait lorsqu'il l’a écrit. Il a d'ailleurs écrit en six mois, travaillant sur un volume tout en surveillant le plan général et en corrigeant le volume précédent. À partir du moment où l'idée du feuilleton est devenue le centre du projet tous les problèmes ont surgi, et donc la nécessité de chercher des solutions intéressantes, ludiques et créatives – et leur corollaire : l’implication de tous les acteurs de la chaîne du livre. Ce n'est pas le format poche qui s'est imposé, c'est le prix le plus accessible possible pour un inédit. C'est lui qui a dicté la nécessité d'avoir un format peu cher. Michael McDowell était aussi un homme de lettres, il a étudié à Harvard pour devenir professeur de littérature il n'est pas étonnant donc que le feuilleton lui soit venu à l’esprit lorsqu'il s’est agi de raconter une histoire sur plusieurs générations. Ce qui était vraiment son but. Et d’un autre côté, j’ai tout de suite pensé que ça pouvait plaire aux libraires d’avoir un projet un peu différent à porter, quelque chose qui puisse ramener les lecteurs encore et encore. Je trouve ça stimulant !

 

Très peu traduit en français à ce jour Michael McDowell, l’auteur de la saga Blackwater, est connu aux États-Unis, régulièrement réédité, et compte parmi ses fervents admirateurs Stephen King. Vous investissez la littérature dite « populaire », avec cette saga. Est-ce une volonté de diversification ? Un coup de cœur pour cette remarquable saga ?

 

D.B - Pour moi, il n'y a pas de littérature populaire en particulier, il y a juste de bonnes histoires et différentes façons de les raconter. C’est quelque chose qui m’attire beaucoup et j’ai publié plusieurs livres qui remettent aussi en question la façon dont on raconte quelque chose. Si on entend par littérature populaire que c'est facile à lire, il ne faut pas se tromper sur le fait que ça demeure très bien écrit. Ce n'est pas parce que c'est fluide que c'est pauvre. C'est presque tout le contraire. D'autre part, je n'oublie pas d'où je viens en tant  que lecteur, j'ai fait mes premiers pas dans la lecture avec Dan Simmons, Stephen King, Dean R. Koontz, et ces  écrivains m'ont amené à devenir l'éditeur que je suis. Il est normal que je paye mon tribut. Et ensuite, il y a eu un petit déclic pour moi durant la lecture, qui a été le fait de ressentir à nouveau ses premiers émois de lecteurs, cette grisante sensation qu'on est pris dans quelque chose qui nous dépasse mais qui nous englobe. Enfin, j'essaie en tant qu'éditeur de ne jamais trop me contraindre à un secteur en particulier, je dois être capable d'aller partout où les bonnes histoires se trouvent, que ce soit en roman, que ce soit en feuilleton, que ce soit en bande dessinée qu'importe. Mon travail c'est de dénicher de bons livres, c'est de dénicher des auteurs. Et du mieux possible les publier en français.

 

Une autre particularité de ce projet éditorial, est que vous allez sortir un tome tous les quinze jours, de début avril à juin, soit 6 tomes au total. Aucun éditeur ou presque n’a fait cela, à notre connaissance, depuis la Ligne verte de Stephen King (publiée en feuilleton par Librio de mars à août 1996). N’est-ce pas un pari un peu fou ?

 

D.B - Disons que c'est un peu fou à partir du moment où on veut jouer le jeu à fond. C'est-à-dire en investissant chaque dimension du livre de sens (que ce soit l’éditorial, l’esthétique, la fabrication, la commercialisation, le lien avec les libraires, la presse, les lecteurs, la figure de l’auteur). Michael McDowell a fait son travail, il a créé une histoire pleine de rebondissements, chargée d'une atmosphère extrêmement riche, d'une densité qui permet plusieurs lectures et de personnages fascinants. Donc à moi de tout faire pour que les lecteurs puissent avoir au moins le début de cette série entre les mains. Partant de là, la mécanique derrière le projet est forcément un peu risquée, voire beaucoup, car pour créer six volumes qui sont à la fois abordables et très attirants, il faut forcément avoir des attentes commerciales hautes pour pouvoir assumer tous les coûts, toutes les dépenses liées à la création de quelque chose de nouveau et d'unique. Nous avons tout mis en place, nos traductrices, notre diffuseur, notre distributeur, nos attachées de presse, notre attachée librairie, l'artiste qui a dessiné les couvertures, nos imprimeurs, tous ceux qui ont participé de près ou de loin au projet, pour que ça puisse fonctionner; Des mécanismes plus ou moins sophistiqués, afin que le livre, afin que les livres puissent être présentés au public. Si nous échouons, ce qui peut toujours arriver, nous aurons néanmoins tout fait et nous ne pourrons pas nous reprocher de ne pas avoir été à la hauteur de ce qu'a créé Michael McDowell.

 

Cette saga fait un peu penser à Twin Peaks (pour le caractère ambigu des personnages, pour l’atmosphère où l’on ne sait pas toujours d’où et quand va arriver le surnaturel), aux atmosphères chères à Stephen King bien sûr, mais aussi par moments à des descriptions de l’Amérique de Jim Harrison. Vous semblez dans les livres que vous éditez aimer brouiller les pistes, mélanger les genres : est-ce un choix délibéré de votre part ?

 

D.B - Pas vraiment, mais c’est tant mieux, car je pense que c’est souvent une qualité des bons livres que d’être en mesure de s’émanciper de l’apparente définition dans laquelle on peut spontanément être tenté de les classer. Et mon rôle, c’est plus ou moins d’être capable de voir un peu au-delà. Blackwater et de manière générale beaucoup de bons romans, possèdent une densité, un ensemble de calques superposés, qui leur donnent une profondeur dans laquelle peut plonger le lecteur ou seulement se contenter de ce qu’il aime et reconnaît – comme il veut. La contrepartie de cette profondeur, c’est finalement d’en faire des livres délicats à ranger dans une case ou à orienter vers un lectorat en particulier, sans les réduire. Aux États-Unis, Blackwater a toujours été publié comme un roman d’horreur/fantastique, ce que je pense qu’il n’est pas vraiment. Il en a des composantes, il pourrait même jouer le rôle d’un roman fantastique, mais son cœur est aussi ailleurs, dans plusieurs autres endroits. Et loin de s’éparpiller, Michael McDowell a nourri son histoire avec tellement de générosité, offrant aux lecteurs une grande palette de choses qui sonnent si justes, de façon si cohérentes qu’il se trouve forcément au croisement de différents genres ( comédie de mœurs, fiction surnaturelle, fresque familiale…) qu’il unit en un tout harmonieux et séduisant.

 

1 roman inédit sortant directement en format poche

 

Entretien réalisé par Olivier Soumagne, Leslibraires.fr