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Elmore Leonard

Rivages

  • Conseillé par
    27 juin 2010

    Tout le monde connaît Elmore Leonard, même sans le savoir. Mais si ! Pulp Fiction ou Jackie Brown pour les plus fameux, ou 3h10 pour Yuma, Hors d’atteinte… et tout un tas de titre un peu moins connus, dont celui-ci, Paiment Cash : pour la majorité des gens ces titres sont des films. Pourtant ils sont tous auparavant sortis de l’imaginaire débridé d’Elmore Leonard.

    Et puis Tarantino est passé par là (et d’autres bien avant lui, mais ce sont ses films qui sont restés cultes), à l’époque où il savait encore filmer, acquérant une notoriété que Léonard n’a évidemment jamais atteinte, popularisant des récits déjà parfaitement aboutis en y plaquant sa marque, son style excité. Cela ne diminue pas le mérite du cinéaste, l’adaptation est un processus délicat dont il s’est brillamment tiré, ce qui n’est pas le cas de tout ceux qui se sont aventurés à adapter Leonard, mais cela pousse à s’interroger sur la proximités des univers que ces deux auteurs entretiennent par delà leurs époques respectives, sur leur empiètement sur un média autre que celui qu’ils ont choisi d’enfourcher.

    Si les récits d’Elmore Leonard se prêtent en effet si facilement à l’adaptation cinématographique (et plus généralement à la mise en image : certains épisodes de la récente série Justified sont des adaptations de Leonard), c’est qu’ils en partagent certains codes, et en premier lieu la primauté d’un parlé impulsif sur un écrit plus réfléchi, procédé qui procure une impression d’immédiateté dans l’appréhension des images comme du texte : on a le sentiment assez extraordinaire que la scène se déroule sous nos yeux, et qu’elle a été crée là, instantanément, à leur seule intention.

    Cela s’explique en partie par une narration menée tambour battant (l’idée de ralenti n’existe pas chez Leonard, même la langueur est explosive) grâce à des ellipses parfaitement dosées, mais surtout par un sens du cadrage presque sensible : on peut véritablement voir une scène se dérouler, sans même avoir recours à l’imagination, tout est déjà là. Je ne parle évidemment pas des visages des protagonistes, de leurs expressions, mais de leur organisation dans l’espace, de la décomposition de leur mouvement et de leurs interactions, particulièrement prégnantes dans les scènes à hautes tensions, qu’il s’agisse comme ici aussi bien d’une dispute conjugale (sans cris ni heurts mais avec le ton glacial et définitif de la vanité blessée), que d’un cambriolage qui tourne mal. Parce que oui, quelle que soit la situation, chez Elmore Leonard elle ne peut que se dégrader.

    Ce qui caractérise avant tout sa narration, c’est la dégénérescence du récit qu’elle entretient, de par son imprévisibilité et son instabilité constante autant que par le peu d’estime que Léonard confère au genre humain. Sans être misanthrope, il entretient une vision singulière de l’homme, placé dans des situations extrêmes par la stupidité des plus nocifs, qui n’exclut pas pour autant toute note d’espoir : les hommes payent leurs cruauté mais s’ils ont la chance de survivre rien ne les prédispose à y retomber. On part donc d’une situation très clairement établie : un trio amoureux (le couple marié et la maîtresse) auquel vient se superposer un trio de malfrats (un gérant de cinéma x qui se prend pour un malin, un combinard défoncé et psychotique, et un couard fini qui comprend un peu tard dans quoi il s’est embarqué). Chaque groupe dispose en outre de ses propres satellites, un type un peu trop aimable avec les femmes de ses amis, un syndicaliste énervé ou une informatrice qui l’ouvre un peu trop…Et puis les rouages se mettent en branle, la machine est lancée, tout se brouille : des milieux tenus éloignés jusqu’ici se retrouve mêlés, le prospère chef d’entreprise et époux comblé se retrouve sous la coupe de trois abrutis sans scrupules, la modeste trahison envers l’épouse (il la trompe certes, mais bon, il est amoureux, il faut le comprendre le bougre, d’autant que sa femme est autrement meilleure au lit) vire au cauchemar. Les cadavres s’empilent, les frontières morales et juridiques s’effacent, les camps se disloquent et se recomposent au gré d’intérêts qui convergent brièvement, et une situation, imparfaite mais claire au départ, devient un bordel monstre.

    Tout ça sous la plume déjantée de l’auteur qui manie comme aucun autre l’art du dialogue, distillant généreusement un humour grinçant qui opère grâce à la gravité des personnages (scandalisés que l’homme qu’ils ont (mal)traité si poliment se permette de leur dire d’aller se faire voir) et l’inconscience qu’ils ont de leur propre indécence. Si Leonard est réputé pour ses dialogues, c’est en réalité tout son style qui est marqué par une concision et une simplicité épurée de la langue qui ne font que renforcer son explosivité. Leonard va à l’essentiel, sans effusion ni logorrhée, mais avec une pondération et une mesure qui laissent pourtant poindre une roublardise effarante, notamment s’agissant du traitement des personnages, tous cernés en quelques esquisses, sans précipitation mais avec un art consommé du trait juste, de l’image percutante qui vient irrémédiablement définir un personnage en profondeur. Sans doute Paiement Cash n’est il pas le meilleur livre de son auteur (avec cette galerie de minables et de faux durs il y avait moyen d’en tirer quelque chose d’encore plus barré), mais il témoigne de l’efficacité jamais démentie de son style qui place Elmore Leonard parmi les plus grands auteurs de romans noirs.