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  • Conseillé par (Librairie La Grande Ourse)
    7 mars 2022

    UNE FEMME EXCEPTIONNELLE

    Huit ans d’une vie, c’est long et court à la fois. Pour Céleste Albaret, ce sont huit années décisives qui vont décider de sa vie, non pas de sa vie matérielle mais de sa vie intime et faire d’elle, jeune femme peu éduquée de Lozère une interlocutrice des plus grands intellectuels de la deuxième moitié du XX ème siècle. A l’âge de 30 ans elle a vécu l’essentiel de son existence et les soixante années à venir ne seront plus que souvenirs, sensations et répétitions: « En mémoire de ».

    De 1914 à 1922, elle est la « gouvernante » de Marcel Proust, l’accompagnant jusqu’à sa mort. « Gouvernante », le mot est inadéquat. C’est pourtant bien à ce titre qu’elle est embauchée sur les conseils de son mari, chauffeur de taxi, qui considère Proust comme l’un de ses meilleurs clients. Confidente ne convient guère car l’auteur conserve ses mystères pour son oeuvre. Spectatrice non plus car l’écrivain, pétri de névroses, fait de Céleste très rapidement, l’élément central de sa vie. « Captive » mentionne le sous-titre sur le couverture du livre, une expression peut être exagérée. Alors laissons Proust lui même définir sa relation:

    «  A ma chère Céleste, ma fidèle amie de huit années, mais en réalité si unie à ma pensée que je dirai plus vrai en l’appelant mon amie de toujours, ne pouvant plus imaginer que je ne l’ai pas toujours connue ». (dédicace de Sodome et Gomorrhe)

    En 1973, Céleste, âgée de plus de 80 ans, écrit avec Georges Belmont un livre de souvenirs « Monsieur Proust » qui fait la une de l’actualité littéraire et dont la lecture aujourd’hui reste essentielle. Elle y décrit une intimité totale avec l’écrivain malade, les rites, le décor, le liège qui recouvre les murs de la célèbre chambre à coucher, les fumigations, l’emprise psychologique de Proust, une emprise consentie à laquelle Céleste oppose un caractère rigoureux, raide et moins faible qu’il n’y parait. Ecrit plus de 50 ans après la mort du jeune écrivain, ce témoignage unique n’en comporte pas moins des failles, des erreurs. C’est que Céleste a arrêté de vivre lorsqu’elle a retrouvé sa liberté, prisonnière volontaire qu’elle était dans l’appartement de l’Amiral-Hamelin. Durant les années post-mortem, les souvenirs sont ressassés, éternelle ritournelle qui va transformer peu à peu le passé, non par mensonge mais par le simple passage du temps. Le récit, mille fois débité, que Laure Hillerin appelle « le disque Proust », est devenu automatique, comme sa transcription écrite. Les modes passant, Céleste comme Proust vont perdre de l’intérêt. On reproche dans l’immédiat après guerre à l’auteur de ne pas s’être préoccupé de la question sociale et d’être un écrivain « bourgeois ». Pourtant peu à peu, notamment sous l’influence d’amateurs américains et après deux décennies de purgatoire, Proust revient sur le devant de la scène. Editions dans la Pléiade, études critiques, émissions à la télévision naissante, Proust retrouve sa place de lauréat du Goncourt 1919. Et Céleste aussi, qui à la suite de la parution de « Monsieur Proust », de sa petite maison de Méré, près de Montfort l’Amaury, va recevoir de nouveau des personnalités du monde entier.

    Aux mémoires de Céleste, Laure Hillerin apporte un regard complémentaire d’une rare richesse s’appuyant notamment sur des archives originales, dont des petits mots de la correspondance de Proust qui disent beaucoup de la relation de ces deux êtres devenus inséparables et complémentaires. C’est une femme d’exception qui ressort de cette biographie, une femme consciente d’avoir eu la chance de côtoyer un génie littéraire, un homme unique, tyran domestique, grand bourgeois égaré mais au delà des huit années racontées par Céleste et légèrement révisées ici, on découvre la richesse intérieure de cette femme, sous l’emprise du souvenir, dans de grandes difficultés matérielles et qui restera digne, fidèle, sans utilisation mercantile de son passé. Céleste a raconté huit années avec Proust. Laure Hillerin nous dit la vie entière d’une femme d’exception.