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Mirontaine sta leggendo

http://lemondedemirontaine.hautetfort.com/

Professeure des écoles par correspondance et lectrice passionnée autant en littérature de jeunesse qu’en littérature générale.

10 avril 2021

" A ce point d'acmé, sous la fable magique de l'industrie domestique s'écrit un conte noir: la mécanisation incessante et croissante abaissant considérablement les salaires, les femmes, surtout les célibataires et les veuves, sont réduites à ce seul travail de couture domestique, condamnées à une paupérisation qui les oblige à accepter des commandes hâtives pour survivre et les contraint à travailler plus longtemps, plus vite, au-delà même de l'épuisement. Le travail à domicile devient l'usine chez elles; leur régulateur de temps de travail n'est personne d'autre qu'elles-mêmes. Elles sont enchaînées à la machine, captives de leurs commandes qui rapportent péniblement moins de deux francs par jour. Et quand des ateliers les couturières salariées sortent pour se mettre en grève, les travailleuses isolées à domicile ne les entendent pas soit parce qu'elles sont trop loin soit parce qu'elles sont menacées de perdre définitivement leur ouvrage si elles les rejoignent."

L'autrice raconte l'histoire du tailleur et inventeur de la machine à coudre. On pense toujours à Singer lorsqu'on évoque la machine à coudre. En réalité, c'est Barthélémy Thimonnier qui en 1829 met au point le premier le métier à coudre. Pour mettre en valeur son invention, il signe un contrat avec Auguste Ferrand. Ferrand obtient dès lors la paternité de l'invention dont le brevet est déposé le 17 Juillet 1830. S'ouvre alors le premier atelier mécanique de confection du monde. Lieu où l'on va fabriquer les uniformes de l'armée. Mais l'atelier sera détruit par des ouvriers craignant de perdre leur emploi par l'utilisation des machines. Thimonnier rentre à Amplepuis, il reprend son travail de tailleur et continue à chercher des améliorations à sa machine. Il meurt en 1857 et comme de nombreux inventeurs, sans avoir profité du fruit de sa découverte.
La narration que propose Yamina Benahmed Daho est elle-même une forme artisanale. Elle ne vise pas à transmettre la choses nue en elle-même comme un rapport ou une information. Elle assimile l'histoire de Thimonnier à la vie même de celle qui la raconte pour la puiser à nouveau en elle dans les réminiscences maternelles. La transmission orale des savoir-faire contribua longtemps à forger cette capacité à bien narrer. Le fil de la narration s'imprègne des paroles rapportées des ouvriers et des souvenirs de l'histoire personnelle. Le fil de la narration devient fonction et signe.
Comme le fil pris dans la machine, il faut équilibrer les tensions à l'oeuvre entre les comportements, les discours et les directions. Ce texte se fait commentaire et dénonciation de la violence, de la paupérisation et de la difficulté des conditions de travail. C'est un terreau fertile à la division du travail. Le tissu devient social, sous la plume de Yamina Benahmed Daho. A l'usine, le travail est dorénavant considéré comme une marchandise.
"La main, à l'origine, était une pince à tenir les cailloux, le triomphe de l'homme a été d'en faire la servante de plus en plus habile de ses pensées de fabriquant." André Leroi-Gourhan.
Quand se défont les modes opératoires artisanaux, se déconstruit une forme ancienne du tissu social, caractéristique des sociétés solidaires par interdépendances. L'autrice décrit l'apogée d'autres valeurs: vitesse, immédiateté, profusion, satisfaction des désirs et du besoin de confort, émergence des loisirs. La narration décrit les luttes et les résistances du monde ouvrier.
L'approche historique peint un portrait plus juste des ouvriers comme une minorité agissante, se fédérant avec difficulté pour revendiquer une amélioration des conditions de travail et des salaires. Toute introduction de nouvelle machine est sujette à une possible insurrection populaire.
Les notions de justice, d'équité et d'honnêteté sont subtilement distillées dans le texte en regard des souvenirs d'exil de la mère qui emporte du pays la machine à coudre.
Yamina Benahmed Daho offre des moments d'éternité à Thimonnier et à sa mère , des moments volés au temps qui file.

Roman

Philippe Picquier

14,00
18 mars 2021

Son, le chat roux va bientôt mourir. Pour ses dernières semaines, Renko va proposer à son ancien compagnon de venir à son chevet. Elle est en couple pourtant mais la présence du trio est essentielle pour elle. L'ancien petit ami est mal à l'aise dans ce triangle conjugal mais ces quelques semaines l'invitent à la mélancolie. Il se remémore la vie de couple avec Renko et l'infiniment petit qui fait le bonheur des jours. Il s'interroge sur l'amour, la relation à l'autre et son délitement.
"Ce quotidien pareil à une mer d'huile qui s'étendrait à trois cent soixante degrés, je l'avais en effet appelé de mes voeux. Jamais je n'aurais imaginé qu'une fois mon souhait réalisé, il se révélerait aussi creux."
Lui scénariste et elle réalisatrice de cinéma payent le prix des intrigues qu' ils tissent les unes après les autres, leur histoire d'amour à la traîne.
Ce livre est beau parce qu'il souligne qu'on passe sa vie à découvrir la réponse trop tard.
L'amour commun pour un chat créé une intimité imprévue, singulière et mélancolique. La mystérieuse alchimie opère au fil des pages et je les quitte à regret.
" Il faut accepter d'aimer. Nous qui avons du mal à nous aimer nous-mêmes, nous devons au moins essayer d'aimer quelqu'un d'autre sans avoir peur."

Neuf 4,00
Occasion 3,00
14 mars 2021

Elle se nomme Marie et elle marche dans une ville en guerre, peu importe laquelle. C’est une ville assiégée donc hors temps.
« Comment définir cette contrée, comment déterminer ses frontières? Pourquoi cerner, ou désigner cette femme? Tant de pays, tant de créatures, subissent le même sort. Dans la boue des rizières, sur l’asphalte des cités, dans la torpeur des sables, entre plaines et collines, sous neige ou soleil, perdus dans les foulés que l’on pourchasse ou décime, expirant parmi les autres ou dans la solitude: les massacrés, réfugiés, fusillés, suppliciés de tous les continents, convergent soudain vers cette rue unique, vers cette personne, vers ce corps, vers ce cœur aux abois, vers cette femme à la fois anonyme et singulière. A la fois vivante, mais blessée à mort. »
Elle porte une robe à fleurs jaunes et illumine la ville détruite : les ruines, la poussière et la peur. Cette femme part rejoindre l’homme qui compte le plus pour elle. Marie a rendez-vous avec Steph pour mettre fin au chaos des disputes Entre eux, elle en est convaincue, ce ne sera plus la guerre.
« A peine séparés, ils ne pensaient qu’à se retrouver. Ils s’aimaient par-delà ces disputes, cette pierraille querelleuse. »
Marie, lumineuse et folle d’espoir, reçoit une balle dans le dos sur le chemin qui la mène à l’autre bout de la ville sur le pont où l’attend Steph. Elle vacille et s’effondre au sol, terrassée par la douleur. Entre ses mains, elle serre la lettre de Steph et s’efforce d’écrire « je venais ».
Un couple de vieilles personnes, Anton et Anya, quittent le quartier. Ils fuient leur vie dans cette ville en guerre. Ils viennent au chevet de Marie, et Anya devient messagère de ce mot d’amour. Elle court vers sa propre jeunesse et celle de Marie, vers leurs jeunesses confondues, entremêlées.
« Elle court Anya, elle court, au milieu de cette chaussée, vide, exposée aux mauvais coups. Ce n’est pas le moment d’y penser. Elle voudrait se débarrasser de toutes ces années qui freinent son pas, et retrouver son corps d’adolescente. »
Les histoires d’amour des deux couples s’entremêlent. Les anciens sont solidaires de ce jeune couple inconnu. Anton imagine Anya, à cette même place.
« Anya, souvent perdue, souvent retrouvée. Ni l’un ni l’autre n’ont regretté d’avoir accompli ce long chemin; ni d’avoir parcouru cette course d’obstacles de l’existence, tantôt ensemble, tantôt seuls. La durée est une conquête, il le sait. Mais s’étaient-ils vraiment quittés? Ils n’avaient jamais cessé, l’un et l’autre, de se faire signe, de se revoir, tout en s’accordant une tacite liberté. Le temps de leur séparation s’était traversé en s’efforçant de préserver l’avenir, de ne jamais élever entre eux d’infranchissables barrières. »
Anton et Anya se voulaient lucides et indépendants mais l’angoisse les étreignait dès qu’ils croyaient vraiment se perdre. Ils se reconnaissent sous les flétrissures du temps et souhaitent mêler à travers les années l’infinie variété de leurs tempéraments et de leurs visages.

Dans sa course effrénée, Anya dévore l’espace et le temps. Son cœur s’électrise et s’enflamme. A-t-il jamais cessé de brûler ?

J’aurais aimé recopier la page 66 intégralement mais le mieux c’est de donner envie de lire ce texte où l’intertextualité littéraire révèle la puissance des sentiments amoureux.
Et l’amour, l’amour dans tout cela? Cet amour qui n’est peut-être que le désir de sortir de sa peau, de rejoindre l’autre, d’approfondir le mystère au fond de chacun. Que fait-on de cette mémoire qui nous construit, ensemble ?
« J’aime cet homme que j’ai failli quitter pour toujours. »
« Marie aurait voulu entonner tous les chants d'amour dont elle se souvenait. Elle aurait aimé effacer tous les sarcasmes, tous les doutes, toutes les craintes, toutes les inquiétudes. Elle s'alliait et se reliait à cet amour orageux mais robuste; déroutant, mais tenace. Elle acceptait ses chemins escarpés, ses moments abrupts, ses colères ténébreuses, ses humeurs, ses errements, ses complexités, ses subtilités, ses chicanes, ses querelles, ses dêmélés, ses vides. Elle ne se soucierait plus du jugement des autres. Que savent-ils de l'amour ceux qui croient que celui-ci n'offre que des terres paisibles et rassurantes ? ceux qui pensent que la jouissance, l'euphorie des corps suffisent ? ceux qui ignorent que l'amour se perpétue au-delà des sens, qu'il s'enracine à la fois dans la volupté et dans l'ailleurs ? que l'amour tient du toucher, de l'odorat, du goût, de tous les sens, mais va plus loin encore ? Mystérieux comme la vie, pétri de folie et de sagesse. Marie voudrait chanter l'amour, le bel amour; chanter tout ce qui se bâtit dans le mystérieux combat de la lumière et des ombres, chanter ce désir d'être dans sa peau et en dehors de sa peau...
Tout s'éloignait, tout paraissait vain. La vie n'était que bref passage sur cette mystérieuse planète qui continue de pirouetter, imbue de son importance, comme une danseuse étoile sur la scène des astres ! Comment peut-on se prendre au sérieux quand l'existence est si éphémère et qu'elle ne cesse de courir vers sa fin ? [...]
Elle tentait d'imaginer un monde d'où la mort serait exclue, ce monde -là deviendrait démentiel avec l'enchevêtrement des générations, l'encombrement, les haines perpétuées, la confusion, les détresses, les maladies sans limites, les conflits jamais dénoués, les temps jamais révolus... L'horreur d'une éternité parfaitement inhumaine. Peut-être que la vie même y perdrait son sens. "Dans sa sagesse, la vie s'inventa la mort", se disait-elle. [...]
Son amour pour Steph, tourmenté et radieux, l'accompagnait partout. Cet amour centrait, stabilisait son existence; tandis que d'autres passions, éphémères, s'étaient dissipées au cours des saisons.
Mais en ce jour, l'Histoire avait eu raison de son histoire, Marie faisait soudain partie de ces vies sacrifiées, rompues, écrasées par la chevauchée des guerres. Les violences issues de croyances perverties, d'idéologies défigurées, de cet instinct de mort et de prédation qui marquent toutes formes de vie, avaient eu raison de son existence. "

14 mars 2021

C' est ma première lecture de cette nouvelle collection Nathan lire en live. L'idée c'est de proposer via une application la lecture oralisée du texte et son support numérique. J'ai vu une belle association d'auteurs mais c'est celui de Cathy Ytak que j'ai emporté, tout simplement parce que j'aime sa façon d'écrire. Avant de lire la quatrième de couverture, j'ai toujours cette crainte de moins aimer une nouvelle publication mais l'autrice se renouvelle à chaque fois. Le trait commun dans chaque texte c'est la part belle consacrée à un métier de l'artisanat. Si tu avances raconte l'été de Katja sur un chantier de construction. La pierre sèche des bories dans le sud de la France. Ce n'est pas la passion de l'architecture qui la pousse à quitter les vacances ordinaires d'une lycéenne de seize ans. C'est Quentin, le fils d'un ouvrier de son père. Elle a senti l'élan vers cet été qu'elle s'est imaginée. Elle court vers l'histoire qu'elle se crée dans la tête. C'est sa volonté d'exister enfin dans les yeux d'un autre qu'elle assouvit, parce que ses parents divorcés n'ont pas trop su. C'est l'enfant intérieur un peu oublié qui va vivre cet été, pour une fois qu'elle fait preuve d'assurance, on ne peut la blâmer. La vie en communauté sur le chantier, elle s'en fiche un peu à l'arrivée. Ce que Katja veut c'est être à côté de Quentin à table, c'est assurer dans sa tâche à porter des pierres même si elle ne possède ni la technique ni la force. A bout, elle craque et avoue les raisons de sa présence. Malheureusement, Quentin ne vit pas dans ses fantasmes. Alors face à la déception et au sentiment d'abandon, on peut tout lâcher, on peut s'abandonner soi-même, se faire mal. On n'est peu fier.e mais on enfouit sa blessure, cet irrémédiable secret qui pèse au coeur de l'été. S'accorder la faiblesse d'un instant. Pétrie de douleurs, on peut faiblir ou avancer. La rage " viscérale, invincible, essentielle" sera déterminante. A qui sait attendre le temps ouvre ses portes. Le temps offre une couverture pour ensevelir la honte, il offre un tabernacle à l'angoisse et un pansement au chagrin d'abandon. Katja est amoureuse d'une illusion mais le coeur est une grande poche qui sait se faire corbeille*.
C'est un bon texte, lumineux, dépourvu de happy end, comme la vie. Elle gagnera Katja car elle s'intégrera à un groupe pour lequel elle a toute leur considération. Inutile de s'expliquer à Quentin, c'est du temps perdu. Si tu avances, tu te blesses, tu tombes, tu perds mais tu peux toujours te relever. Katja se réveille d'un leurre, c'est douloureux, brutal mais sous les mots de Cathy Ytak c'est fort maîtrisé et très beau.
Le coeur de Katja n'est pas une pierre, sa vie n'est pas rectiligne. On ne peut pas toujours être la maître d'oeuvres du chantier des aléas de la vie. Mais bâtir, démolir, construire avec confiance en soi et l'écoute des autres c'est possible. Katja n'est pas la névrosée amoureuse éperdue, elle voit juste les autres de manière idéalisée. Ce texte est une autre réalité qui gravite autour de nos propres histoires et qui les éclaire.
Merci pour la littérature de jeunesse Cathy Ytak.
* c'est le credo de Modesta dans L'Art de la joie de Goliarda Sapienza.