Lumière dans la nuit
Il faut être un sacré génie pour faire d'un sujet aussi sombre un livre aussi lumineux. Quelle plume, et quel souffle, dans ce roman de la crise, aux tonalités bibliques, où le lecteur est parti prenante, en pleine empathie. En tournant les pages, nous aussi, on porte la petite Katie à bout de bras, nous aussi on s'insurge avec Timmy, nous aussi, on boit un verre avec Pat, et quand elle se demande "croire en quoi ?", on lui répond : en toi, en nous, en l'Humanité qui reste dans ce monde injuste. Et ça suffit pour retrouver le sourire.
Dernier chef d'œuvre avant la fin du monde
Ce qui serait bien, c'est que tout le monde lise ce livre. Pas seulement les amateurs de littérature américaine, pas seulement les personnes intéressées par la question du réchauffement climatique, non, tout le monde, littéralement tout le monde. On ne peut pas lire ce livre et continuer à vivre comme on vivait avant. Désormais, quand on me demandera si un roman peut sauver le monde, je répondrai : oui, Le déluge de Stephen Markley. Et si les politiques, les industriels, les décideurs, pouvaient être les premiers à l'ouvrir, ce serait encore mieux.
Le déluge est un chef d'œuvre de politique-fiction qui vous décrit, de 2013 à 2040, les années qui nous attendent, l'inertie des gouvernements, la violence des affrontements entre les lobbyistes de l'industrie pétrolière, les partis politiques et les différentes tendances de l'activisme écologiste, modérés et radicaux, pendant que les conséquences du dérèglement climatique se font de plus en plus dramatiques.
En se focalisant sur une dizaine de personnages, du plus puissant au plus insignifiant, le romancier américain transforme son plaidoyer en tragédie shakespearienne, où les motivations humaines interfèrent avec la marche de l'Histoire, où les choix personnels, qui semblent anodins, ont des répercussions sur le destin de l'Humanité toute entière. Ca n'aurait pu être qu'un manifeste engagé, Markley en a fait une comédie humaine, peuplée de figures attachantes, parsemée de rebondissements qui en rendent la lecture incroyablement prenante, des hommes et des femmes tellement crédibles qu'en refermant le livre, j'ai été étonné de constater que Biden était toujours président des Etats-Unis. J'en avais pourtant vu passer quatre après lui ! J'ai vécu des semaines en leur compagnie, baladant avec moi ce pavé de plus de 1000 pages, dont pas une n'est de trop, traversées de feux, d'inondations et de tempêtes.
Et pourtant, bien que le livre compte un grand nombre de scènes de violence et de destruction liées aux intempéries, Le Déluge n'est pas un livre-catastrophe, dans lequel vous verrez une fin du monde spectaculaire. C'est au contraire un tableau ultraréaliste des jours sombres qui viennent, décrits de la manière la plus précise et la plus fidèle possible. Un critique anglo-saxon parlait de ce roman en disant qu'il décrivait une apocalypse au ralenti. Et effectivement, c'est la réponse que donne Stephen Markley à la question que tout le monde se pose aujourd'hui : pourquoi rien n'est fait pour éviter la catastrophe que tout le monde voit venir ? Parce qu'elle ne vient pas vite. Quand l'épidémie de covid-19 a sévi, elle a été foudroyante et a imposé des mesures drastiques immédiates. Quand les glaciers de l'Antarctique fondent, même si les conséquences seront bien plus terribles, ils le font lentement, sur des dizaines d'années, et on se dit que ça peut attendre.
Avec ce roman Markley vous démontre à quoi mène l'aveuglement. Il ne donne pas de recette magique. Il vous implore juste, et tous ceux qui liront ce livre feront de même, de sortir la tête du sable, de regarder le soleil et de voir comme il brûle beaucoup plus qu'il ne le devrait, parce qu'il faut agir maintenant, pour ne pas que ce livre soit le dernier chef d'œuvre avant la fin du monde.
Les secrets d'un village
Bien plus qu'un reportage, aussi émouvant qu'intriguant, ce livre vous emmène dans un petit village de Champagne, dans un EHPAD où d'étranges phénomènes se produisent. Des résidents et des soignants voient apparaître deux petites filles espiègles, évanescentes et trempées, courant dans les couloirs, se réfugiant sous les draps des pensionnaires. Hallucination ? Délire de la fin de vie ? Mais justement, dans ce même village, en 1978, deux sœurs ont bien été retrouvées noyées dans un trou d'eau...
Il n'en faut pas plus à la journaliste Manon Gauthier-Faure pour se rendre sur place et mener l'enquête. Et c'est là que les problèmes commencent, car dans cette communauté, tant d'années après les faits, plus personne ne semble se souvenir de rien.
Ce livre raconte, à la première personne, deux ans d'une enquête passionnante, où le surnaturel est beaucoup moins intéressant que la réalité sociale de ce petit patelin, comme il en existe des milliers en France, avec ses rumeurs, ses préjugés, et sa mémoire sélective.
Manon Gauthier-Faure accomplit là un travail essentiel, qui va à rebours du journalisme actuel. Plutôt que de céder au sensationnel, elle écoute les gens, elle s'intéresse à leur vie, elle prend le temps, et elle construit un récit à hauteur d'hommes et de femmes, qui n'oublie pas le surnaturel, mais qui lui donne une profondeur nouvelle. Ainsi, elle écrit un livre véritablement fantastique.
Honneur aux vaincus
"Pour lui, le monde était une chose blessée que seules les histoires pouvaient soigner."
Il est rare qu'on ait envie de commencer à parler d'un livre en citant la dernière phrase. Et pourtant, cette fois, c'est particulièrement approprié, et en plus, ça ne vous gâchera aucunement l'intrigue.
Imaginez.
Vous êtes au Ve siècle av J-C, à Syracuse. Là-bas, on boit beaucoup de vin, on déteste les Athéniens, mais on adore leur théâtre, surtout les pièces d'Euripide.
Dans ce roman tragicomico-historique, l'Irlandais Ferdia Lennon met en scène des personnages burlesques, possédés par l'amour de l'art, prêts à risquer leur vie pour monter un bon spectacle : "Médée", et surtout "Les Troyennes", cette mystérieuse dernière pièce du maître dramaturge que personne n'a jamais entendue en Sicile.
Tout au long du périple artistique des deux héros, compères branquignoles et attachants, l'auteur déploie une langue truculente, volontiers grivoise, et nous balade entre des docks mal famés, des carrières transformées en prison et des tripots où l'on trouve encore une chaise dans laquelle se serait assis le grand Homère.
Il y a de l'amour, du rire et aussi de l'amertume dans ce texte qui peut se lire comme une ode à la poésie et à l'Humanité, celle qui nous fait voir, dans les ennemis d'hier, malgré la peine et la colère, les amis de demain.
Escargots dans le couloir
Entre la fantasmagorie de l'enfance et les divagations de la vieillesse, y-a-t-il vraiment un moment de la vie où nous sommes lucides ? Non, répond Claudio Morandini, avec ce roman qui peut se lire comme une succession de nouvelles, tour à tour cocasses, mystérieuses ou nostalgiques, retraçant la vie d'un homme devenu poète à force de décevoir ses parents (ou bien est-ce l'inverse).
Depuis les souvenirs des nuits passées chez sa grand-mère, gentille sorcière dont les escargots échappés de la marmite rampent dans le couloir, jusqu'aux étranges guetteurs des toits qu'il rejoint chaque soir, le narrateur vous fera découvrir un monde derrière le monde, et vous ne saurez jamais si ce qu'il vous raconte est réel ou imaginaire. Mais n'en est-il pas de même pour tous les souvenirs ?
Le fantastique s'immisce par tous les pores de ce récit, beau et humain, où la seule vérité, peut-être, réside dans le regard pénétrant d'une petite fille de cinq ans.
"Choses, bêtes et prodiges" est de ces livres précieux qui, avec les armes du conte, parviennent à parler du réel mieux que n'importe quel documentaire.
Une merveille de réalisme magique traduite de l'italien par Laura Brignon.