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Auteurs et illustrateurs répondent à nos questions autour de leur dernier livre. Découvrez leurs livres de chevet, leurs conseils de lectures, et plongez dans les coulisses de leur travail.

Entretien avec...

À propos de l'autrice : Mariette Navarro est dramaturge et intervient dans les écoles supérieures d'art dramatique. Depuis 2016, elle est directrice, avec Emmanuel Echivard, de la collection Grands Fonds des éditions Cheyne. Ultramarins est son premier roman.

À propos de l'ouvrage : A bord d'un cargo de marchandises qui traverse l'Atlantique, l'équipage décide un jour, d'un commun accord, de s'offrir une baignade en pleine mer, brèche clandestine dans le cours des choses. De cette baignade, à laquelle seule la commandante ne participe pas, naît un vertige qui contamine la suite du voyage. Le bateau n'est-il pas en train de prendre son indépendance ? Ultramarins sacre l'irruption du mystère dans la routine et l'ivresse de la dérive.

 

Ultramarins est né d’une traversée de l’Atlantique en cargo effectuée en
2012. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce qui vous a donné envie d’écrire ce récit original et le cheminement qui vous a conduit à écrire un roman, vous qui écrivez habituellement pour le théâtre ?


M.N - Au départ d’Ultramarins, il y avait plusieurs fragments plus poétiques, et notamment la longue scène de baignade inaugurale: pendant tout le voyage réel, effectué avec d’autres écrivains pendant huit jours à travers l’Atlantique, j’ai pris des notes, non pas seulement documentaires, mais aussi ce qui me traversait en termes de sensations, d’images, de rêveries, de vertiges. Petit à petit, la forme du roman s’est imposée, parce qu’elle est celle qui me permettait de déployer une atmosphère, un paysage, un temps suspendu.
Le déclencheur peut être similaire quand j’écris du théâtre: par exemple, j’ai eu l’envie d’écrire une pièce qui se passait en forêt, comme a pu le faire Shakespeare, et ça a été le point de départ de Zone à étendre (éditions Quartett).


On me pose souvent la question du genre littéraire, et j’aime qu’il n’y ait pas d’évidence à cet endroit, que les lignes, là aussi, puissent être floues. Il n’y a pas pour moi de différence de nature dans l’écriture des différents textes. Certains appellent plus le corps ou l’adresse à un public et deviennent du théâtre,
d’autres échappent au récit, comme ceux qui sont publiés chez Cheyne, en poésie (mais dans une collection de textes inclassables !).
A chaque nouveau texte, j’ai envie de trouver la forme adéquate, la juste variation de format, de couleur. Le théâtre est peut-être plus tendu vers l’extérieur que ne l’est le roman.
Ultramarins m’a permis de travailler quelque chose de plus silencieux, de plus secret. Je n’abandonne pas l’écriture de théâtre pour autant, même s’il y a quelque chose de plus satisfaisant pour moi aujourd’hui à déployer un univers romanesque, là où le théâtre oblige beaucoup à travailler en creux.

 

Votre livre est inclassable, il est une expérience pour le lecteur, à l’image de l’expérience vécue par les personnages, entre réel et imaginaire.
Pourquoi avoir choisi cette dimension fantastique qui fait basculer le récit à un moment donné ?

 

M.N - Pour moi, en tant que lectrice, dans un livre, l’intrigue est secondaire. J’aime être surprise par un monde, une atmosphère et surtout une langue. J’aime ne pas savoir d’avance sur quels rails je me trouve. Je crois que le recours au fantastique et à l’étrangeté permet ça… C’est pour cela que je n’ai pas commencé par « scénariser » le livre, mais au
contraire, ça a été un long travail pour faire émerger des images et des situations. Les mystères et leurs résolutions se sont révélés dans un sens presque photographique, sur un temps très long, à force de travailler sur mes sensations et intuitions de la mer, à force de reprendre et de préciser la même matière de départ.
Cela a beaucoup à voir avec l’inconscient, sans doute, et le plus gros travail a été, pour moi, que justement cela ne repasse pas « par la tête » et la rationalité. J’ai cherché une très grande maîtrise dans la forme mais il me fallait du mystère pour continuer à désirer écrire ce livre.

 

Tout le récit repose essentiellement sur une femme, commandante de bord. Comment est né ce personnage féminin ?

 

M.N - D’abord elle était un personnage témoin, en marge du groupe. Elle a finalement pris une place centrale au fil de l’écriture. C’était sans doute une manière de la rapprocher de moi, mais aussi, de façon très volontariste à un moment, une envie de m’éloigner du documentaire et de la réalité - exclusivement masculine - que j’avais observée, de décaler l’image convenue, de travailler avec le trouble que ça pouvait produire.

 

Votre histoire n’aurait pas pu se situer ailleurs qu’au milieu de l’océan, cadre idéal pour installer le mystère et la perte de repères, symbole ultime
de liberté. Est-ce la mer qui a été votre première source d’inspiration pour écrire ce récit ?

 

M.N - Pour écrire, je m’oblige à puiser dans les sensations plus que dans les idées. Je me méfie de moi-même et d’une tendance que je pourrais avoir à « vouloir dire quelque chose ». Passer toujours par le corps, les sensations physiques, m’oblige à trouver une autre dynamique d’écriture, plus proche de ce que je recherche. En ce sens, l’image de la mer et ce qu’elle peut faire au corps, a été centrale. Au- delà de la fascination, de la beauté, il y a sa violence.

 

Quels genres de romans lisez-vous ? Y a-t-il des livres qui vous ont inspirés pour écrire ? Quels sont ceux que vous aimeriez conseiller à nos lecteurs ?

 

M.N - Je lis d’abord beaucoup de théâtre ! Je voudrais insister sur le fait que le théâtre se lit, que le théâtre contemporain, qu’on voit peu sur les scènes, est extrêmement vivant et divers en terme d’édition, et que, contrairement aux appréhensions de certains lecteurs, il n’est pas plus difficile de se plonger dans certaines pièces que dans un roman. Lisez par exemple les excellents livres du catalogue d’Espaces 34, parfois à la frontière de la poésie ou du récit ! (Magali Mougel, Samuel Gallet, Claudine Galea, Philippe Malone, Michel Simonot…).

Dans la continuité de ça, j’aime les œuvres qui me proposent une grande liberté d’écriture. Les romanciers que je lis viennent souvent de la poésie. Je suis avant
tout curieuse d’écritures d’aujourd’hui, j’achète principalement des auteurs contemporains.

Je conseillerais de découvrir quelques auteurs de ma génération avec qui je me sens une grande proximité : Antoine Wauters, Benoît Reiss, Antoine Mouton, Antoinette Rychner, Marie Cosnay pour sa langue somptueuse ou Marie Ndiaye pour l’étrangeté si singulière de son univers. Parmi mes « classiques », Hélène Bessette a été un grand choc, et je n’ai pas encore fini de découvrir son œuvre…

 

Copyright photo © Philippe Malone

 

Entretien réalisé par Maya Albert, Leslibraires.fr