www.leslibraires.fr

Pdb

Neuf 22,30
Occasion 7,59
Conseillé par
1 septembre 2010

Il y a plus de trente ans, Jeanne Favret-Saada nous donnait à lire son travail ethnographique sous la forme d’un livre magnifique, « Les mots, la mort , les sorts ». Victor Cohen Hadria l’a-t-il lu, avant d’écrire ses « Trois saisons de la Rage »  ? Peut-être, mais en tout cas, à un siècle de distance (l’action se déroule durant le premier semestre 1859), il semble que les choses n’aient guère changé.

C’est aux confins du Calvados et de l’Orne que se tient le cabinet de ce médecin, qui sera donc l’un des héros de cette aventure :  il se nomme Le Cœur, médecin d’une campagne où la mort, la maladie et les obscurantismes le disputent aux paysages, aux champs et aux collines. Le Cœur est veuf depuis quelques années, il s’occupe de ses patients comme les curés s’occupent de leurs ouailles. Le Cœur ne croit pas plus à Dieu qu’à Diable, pas plus aux sorts qu’à d’autres simagrées. Il tient un journal, tente de mettre au jour, en écrivant une étude sur la rage, les mécanismes de la transmission de cette maladie, en élaborant une théorie qui base la contagion sur une sexualité trop contrainte…
Théorie un rien controuvée, mais qu’il tente de défendre.
C’est sans doute dans sa forme que le livre apporte tant, il s’ouvre d’un prologue : une maison qu’une femme, veuve, vient fermer. Un notaire, des métayers, un bureau sur lequel repose un dossier de maroquin vert. Dans le dossier, une vingtaine de lettres et un carnet. Le notaire énonce aux métayers ce que la veuve, propriétaire des terres et des bâtiments, entend qu’ils en fassent. Ce sera tout. La veuve s’en va, prend le dossier. Elle le lira durant sa traversée vers le Nouveau Monde.
Les lettres ouvrent le roman. Nous les lisons comme elle, et nous sommes transportés : Brutus est analphabète, il écrit par l’entremise d’un médecin militaire, à sa famille et à sa dulcinée, restée chez son père pendant que lui part à la guerre, ayant vendu sa force et sa vie à plus riche que lui. Brutus écrit donc à Louise, laquelle est aussi analphabète que son aimé : Le Cœur sera l’interprète ici des lettres de Brutus à sa famille, là des lettres de Louise à son Brutus. Un drame se nouera, Louise s’enfuira tandis que Brutus ne reviendra plus d’Italie où il s’est découvert un amour convaincant.
Puis, le cours du récit change : nous lisons à présent le journal du médecin de campagne. Un moment apparaissent les lettres : l’histoire est nouée, nous la découvrons la connaissant déjà, nous la redécouvrons, ne la connaissant pas toute.
Des dizaines de personnages, de patients, de pauvres comme de riches, de paysans comme de hobereaux, de femmes et d’hommes, d’enfants parfois, tous plus ou moins égaux devant les turpitudes et la maladie, la mort, elle aussi présente, c’est le chemin emprunté tous les jours par Le Cœur. Il soigne ici une syphyllis, là ampute, ailleurs met au monde, trachéotomise, met sa science, encore balbutiante, au service des autres. Il soigne à Falaise aussi bien les respectueuses du bordel pour bourgeois que celles du bordel pour prolétaires et refuse d’être payé en nature. Il parcours la campagne à cheval, va d’un incendie à deux sœurs accusées de parricide, pratique des autopsies à Caen, revient à Rapilly, repart immédiatement, court ici, va prendre soin d’un riche et gras fonctionnaire qui voit une jeune fille mourir devant lui, tombe amoureux, refuse le mariage, parle avec des curés, des abbés, transige sur un suicide pour le transformer en folie, si nombreux sont les jours, si nombreuses les pages, si touffues les aventures…
En haut lieu, l’Empereur lui-même, priapique apprend-on, Napoléon -le petit disait de lui Victor Hugo- le remarque : éradiquer les maladies contagieuses, faire en sorte que la vaccination entre dans les mœurs : telle sera la mission de Le Cœur et de bien d’autres médecins, réunis en congrés, à Paris, par sa Majesté en personne. Arrivé par le train (tout nouveau) dans une capitale bientôt envahie des travaux hygiéniques du baron Haussmann, on lui adjoint les services d’une femme belle, charmeuse, attendrissante mais vénale, et nous sommes dans Balzac. L’Impératrice, à l’Hôtel de ville donne un bal, et nous voilà sous les ors de ce qui ressemble à une scène du Guépard, de Lampédusa. Le Cœur tangue, divague, boit, baise et mange, mène à bien sa mission, et finit par revenir chez lui. Toute cette agitation, ces mouvements, ces humeurs, non, c’en est trop pour lui. Il rentre dans sa campagne : les choses du sexe, sans doute en est-il un peu guéri… Honorine, sa servante qui le comprend à demi-mot, qui le connaît, qui l’aime, deviendra sa femme, certainement, tous les deux partiront, vers le Nouveau Monde, ensemble…
C’en est fini du journal : à la fin du mois de juin, comme les lettres de Brutus, le roman s’achève.
La fin du livre annonce l’arrivée à Ellis Island : au loin, le Nouveau Monde a tout, semble-t-il à cette distance, de l’ancien. La veuve regarde dans le petit jour ce monde venir à elle, c’est l’épilogue et dans les flots, elle laisse glisser et les lettres, et le journal…
Ainsi se termine, pour une part, ce roman picaresque : campagne, ville, maladie et santé, amours et avarice, haine et stupre, détestations et calculs, loyautés et trahisons, il semble que tous les sentiments (les péchés ?) s’y retrouvent, par la force d’un verbe élégant et l’ingéniosité de métaphores sensibles et originales. On referme le livre, sans qu’il nous ait été possible de le laisser, et on est tenté de le rouvrir pour recommencer encore cette traversée des mœurs d’un autre temps, qui parle tellement du notre.